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Rencontre avec Liao Yiwu

Rencontre avec Liao Yiwu

Trente ans après le massacre de Tian’anmen, on ne peut toujours rien lire sur le sort des victimes de la répression du mouvement démocratique. Le seul souvenir qui perdure, c’est un symbole : un homme devant un tank.

GLOBE : Liao Yiwu, pour permettre au public français de mieux vous connaître, voulez-vous nous parler de votre enfance et de votre jeunesse ? Quelles ont été vos années de formation ?
Liao Yiwu : Je suis né en 1958, année où a été lancé le Grand Bond en avant, et j’avais seulement deux ans lorsque la famine la plus terrible du xxe siècle a débuté. Près de 40 millions de Chinois sont morts de malnutrition entre 1959 et 1962, à cause de la folie idéologique du Président Mao. En 1960, donc, j’ai été gravement malade. Ma peau est devenue jaune citron et ma tête a grossi d’une façon spectaculaire. Ma famille pensait que je ne survivrais pas et s’est adressée à un médecin traditionnel. Finalement j’ai commencé à suer un liquide jaunâtre et à retrouver un peu de force.
Cet épisode a eu une grande influence sur mon avenir. J’ai mis beaucoup de temps pour apprendre à marcher et je ne parlais toujours pas bien à quatre ans passés.
Mon père a pris mon éducation en main. Il était professeur de littérature chinoise, et très attaché à notre tradition culturelle. Il m’a fait apprendre les célèbres grands poèmes de la dynastie des Tang, qui constituent chez nous le b, a, ba de l’apprentissage littéraire. Comme je n’arrivais pas à les réciter par cœur, il m’installait sur une table qui me paraissait gigantesque et dont je n’avais pas le droit de descendre avant de satisfaire à ses exigences. Il m’a éduqué ainsi jusqu’à mes six ans, l’âge d’aller à l’école. Combien je l’ai haï, ce père ! Combien j’ai détesté ces poèmes… Mais je reconnais aujourd’hui que c’est grâce à cette formation inhabituelle que j’ai acquis la connaissance approfondie de la langue écrite chinoise. Et c’est sûrement grâce à lui aussi que, dans ma jeunesse, je suis devenu un poète reconnu par mes concitoyens.
Puis l’histoire s’est de nouveau invitée dans mon éducation : la Révolution culturelle, qui a sévi de 1966 à 1976, a plongé le pays dans le chaos, et fermé toutes les écoles. Dès l’âge de sept ou huit ans, j’ai cessé de fréquenter les cours. Mon père a été envoyé dans un des centres de rééducation pour intellectuels, qu’on appelait « Écoles du 7 mai » : il était accusé de pensée bourgeoise et réactionnaire puisqu’il s’intéressait à l’héritage de la culture impériale… Ma mère a continué quelque temps à enseigner dans une école primaire. Un jour, les enfants ont été conduits par leurs instituteurs à l’une de ces innombrables séances de « lutte et de critique » qui s’organisaient alors contre les ennemis du peuple, réels ou imaginaires. Personne ne m’avait prévenu que ma mère ferait partie des accusés. Nous sommes arrivés dans une grande salle de spectacle, où se dressait une estrade. Les gens désignés par la vindicte populaire y ont défilé les uns après les autres pour se faire critiquer, battre, humilier. Ils portaient des panneaux accrochés au cou sur lesquels on pouvait lire leurs « crimes ».
Ma mère est passée en dernier. Je n’en croyais pas mes yeux. Sur son panneau on lisait « Coupable de spéculation ». En effet, elle était allée au marché échanger des coupons de tissu (le tissu était rationné à l’époque) contre un peu d’argent pour nous acheter de quoi manger. Je n’ai pas pu supporter un tel spectacle. Je me suis enfui et j’ai erré pendant deux ans. À l’âge de neuf ans, j’ai pu rejoindre mon grand frère, et je l’ai suivi partout. J’ai accompli toutes sortes de tâches pour survivre, jusqu’à transporter des rochers très lourds. L’école de la vie…
Ma mère m’a retrouvé dans les années 1970, et m’a fait réintégrer le collège. Durant la Révolution culturelle, j’ai tenté à quatre reprises d’entrer à l’université, sans succès. À mon cinquième essai, j’ai été accepté à l’université de Wuhan. Malheureusement, lorsque j’ai assisté au premier cours de littérature dispensé par le directeur de notre département, je me suis endormi pendant qu’il monologuait et je suppose que j’ai ronflé. En tout cas, j’ai été renvoyé !
Alors durant les années 1980 je me suis formé tout seul. J’ai lu beaucoup de poèmes, mais pas ceux que m’avait enseignés mon père.
En 1982 j’ai obtenu un poste de rédacteur dans un magazine de poésie à Chengdu. C’est alors qu’a éclaté la campagne idéologique contre la « pollution spirituelle », et j’ai à mon tour été vivement critiqué. Mais j’y ai gagné une notoriété certaine. Les jeunes aimaient se rebeller en lisant des auteurs contestés !

GL. : Vous êtes parfois qualifié de « Soljenitsyne chinois ». Partagez-vous ce jugement du grand dissident soviétique : « Hors de l’expérience littéraire, nous n’avons pas accès à la souffrance des autres » ? Est-ce votre raison d’écrire ?
L. Y. : Nous autres poètes vagabonds faisions partie de l’avant-garde littéraire des années 1980. Nous étions très concentrés sur notre propre personne. Moi, je rêvais de décrocher le prix Nobel de littérature pour mon œuvre. Et puis j’ai été jeté en prison. C’est la prison qui a été mon véritable maître, car j’en suis ressorti complètement différent de l’homme qui y était entré.
Je respecte beaucoup Soljenitsyne, mais j’ai mon style, mon vécu… Sa littérature, nous a fait découvrir le vécu des prisonniers, leurs expériences. Je joue aussi ce rôle : je tiens à garder en mémoire le destin de ces êtres discrets. Ce qui me différencie peut-être de certains auteurs contemporains, c’est que je préfère parler des autres. J’ai appris à décrire leur douleur, plutôt qu’à plonger dans l’introspection.
Vous voyez bien : trente ans après le massacre de Tian’anmen, on ne peut toujours rien lire sur le sort des victimes de la répression du mouvement démocratique. Le seul souvenir qui perdure, c’est un symbole : un homme devant un tank, et un nom dont on ne sait même pas si c’était bien le sien : Wang Weilin. Moi, je préfère redonner vie à tous les autres, tous ceux qui n’ont pas eu l’occasion d’être filmés par les journalistes. De toute façon, l’idée ne leur serait pas venue à l’esprit qu’ils puissent être immortalisés par la presse !

GL. : Parmi les témoins à qui votre livre donne la parole, vous semblez avoir une prédilection pour les plus inclassables, qui sont aussi les plus drôles, le « dompteur », le « poète »… Pourquoi ?
L. Y. : Certains sont très remarquables, d’autres exceptionnels, mais personne n’a jamais rien écrit sur eux. Si j’ai parlé aussi de Liu Xiaobo, le Prix Nobel de la paix, mondialement connu, contrairement aux autres qui sont restés ignorés, c’est parce que, au bout du compte, il a vécu le même destin que les plus humbles. Liu Xiaobo disait toujours qu’il faisait partie de l’élite des prisonniers, qu’il avait bénéficié d’un traitement de faveur ; or, au bout du compte, son sort a été le pire : non seulement ils l’ont tué, mais ils ont même fait disparaître ses cendres en les éparpillant dans l’océan…

GL. : Les réseaux sociaux n’existaient pas en 1989. Comment autant de gens ont-ils pu se rassembler soudain pour la même cause ?
L. Y. : Les années 1980 en Chine ressemblent à la période Khrouchtchev en URSS. Les idées circulaient, on lisait énormément. Ce fut une période d’éveil et de découvertes. Peu de temps avant les événements de la place Tian’anmen, la télévision nationale a même diffusé un documentaire de Su Xiaokang, L’Élégie du Fleuve, qui a provoqué des discussions passionnées au sein de la population, comparant les sociétés ouvertes sur les océans, dites « bleues », et la société « jaune » de la Chine, renfermée sur elle-même derrière sa Grande Muraille. Pendant les grandes manifestations de mai et juin 1989, la télévision retransmettait souvent dans l’ensemble du pays des images de ce qui se passait à Pékin. Rien de la sorte ne pourrait se faire aujourd’hui.

GL. : L’Allemagne, qui était sous la dictature nazie il y a moins d’un siècle (vous évoquez les camps dans votre ouvrage), est devenue votre pays d’accueil. Imaginez-vous parfois, malgré tout, l’avenir de la Chine avec espérance ?
L. Y. : Je n’ai aucun espoir concernant la Chine. Son âme a été pourrie. Les plus corrompus, et les plus riches, cherchent par tous les moyens à la fuir et à émigrer dans des pays d’accueil comme le Canada, les États-Unis ou l’Australie. Quant aux meilleurs, qui ont été condamnés à l’exil par un pouvoir sans pitié, ils meurent les uns après les autres sans avoir retrouvé leur patrie.
Propos recueillis par Marie Holzman et Sophie Chérer.