Je suis venu voir le chef de la plus petite organisation de Rio, Amigos dos Amigos, ou ADA. Bien qu’en infériorité numérique, ADA est puissante, car elle contrôle la plus grande favela de la ville, mais aussi de toute l’Amérique du Sud : Rocinha, environ cent mille habitants entassés sur une colline abrupte, entourée par trois des quartiers les plus aisés de Rio – Leblon, São Conrado et Gávea.
Au départ, il peut paraître paradoxal de ne trouver qu’une seule organisation semblable dans São Paulo, d’autant que Rio, qui est bien plus petite, en compte trois. Cela s’explique par la topographie radicalement opposée des deux villes. São Paulo est plate. Son centre accueille principalement la classe moyenne dans des quartiers résidentiels, tandis que sa périphérie se compose principalement de bidonvilles, les favelas. Depuis sa création en 1993 par six criminels de renom, alors en prison, le Primeiro Comando da Capital de São Paulo est rapidement parvenu à étendre son influence dans toute la ville. De là, ses tentacules se sont étirés vers la moitié des États de la confédération brésilienne. L’organisation est également bien implantée au Paraguay et en Colombie, deux plaques tournantes du trafic de cocaïne et d’armes.
À Rio de Janeiro, en revanche, l’expansion des favelas a suivi un schéma bien différent. S’il est vrai que les zones les plus pauvres se situent en périphérie, sur les terres qui s’étirent vers le nord, de nombreux bidonvilles se sont développés sur les collines jouxtant des quartiers résidentiels aisés, simplement séparés par les barrières topographiques naturelles de la ville. Il en a découlé une intense rivalité entre favelas, ainsi que l’émergence de trois factions concurrentes : le Comando Vermelho, le Terceiro Comando Puro et ADA.
Pendant cinquante ans, l’État brésilien a consciencieusement ignoré les favelas et les besoins de leur population. Les bidonvilles représentaient simplement un vaste réservoir de main-d’œuvre non qualifiée qui a servi à la fois les intérêts de l’industrialisation du Brésil depuis les années 1930 et a fourni en bonnes, chauffeurs et jardiniers toute la classe moyenne. Grosso modo, les habitants des favelas remplaçaient les esclaves – situation qui a duré presque trois décennies de plus au Brésil que n’importe où dans le monde, l’esclavage n’ayant été aboli au Brésil qu’en 1888.
L’État s’est satisfait de ce fonctionnement jusque dans les années 1980, quand le pays est devenu comme la principale route de transit pour la cocaïne à destination de l’Europe. Étant donné la quantité de cocaïne qui inondait le pays, une ville aussi vivante que Rio n’a pas tardé à développer, elle aussi, un sérieux penchant pour cette drogue. Les profits générés par ce trafic étaient contrôlés par les gangs des favelas, qui, grâce à cet argent, ont commencé à acheter des armes lourdes et à défier l’État, tout en consolidant leur emprise absolue sur la population locale. Évidemment, au début des années 1990, le taux d’homicides dans Rio était tel que, dans tout autre contexte que celui de la « War on Drugs » que Washington s’évertue à mener, il aurait été jugé digne d’une guerre civile. À ce jour, le Brésil enregistre encore plus de 55 000 homicides par an.
– Misha Glenny, été 2016
[Photo : © Ivan Gouveia]