Carl Hoffman © D.R.
Carl Hoffman a 20 ans lorsqu’il commence à voyager. Plutôt que de sillonner le monde sans but, il cherche des histoires à raconter. Des histoires à la Joseph Kessel, à la Henry de Monfreid, qui lui permettent d’assouvir un besoin irrépressible de voir le monde. Dans Le Destin funeste de Michael Rockefeller, le journaliste américain raconte deux voyages : celui de Michael Rockefeller parti en 1961 en Nouvelle-Guinée pour trouver des objets sacrés, et le sien, en 2012, pour résoudre l’énigme de la disparation du fils Rockefeller. Le résultat est un texte d’une grande puissance, un récit hybride entre polar et enquête qui donne à voir des humains en trois dimensions.
Qu’est-ce qui vous a fasciné dans la disparition de Michael Rockefeller ? Lorsque j’avais 20 ans, j’ai vu Dead Birds, le premier film sur lequel Michael Rockefeller a travaillé sur les Dani de la vallée de Baliem. Comme lui, je voyageais beaucoup. À mes yeux, son histoire était fascinante. Elle n’a d’ailleurs jamais cessé de résonner en moi. Chaque fois que je pars dans des endroits reculés, je me demande : « Et si je ne revenais jamais ? » Mais la curiosité et le besoin d’aller voir par soi-même ce qui se passe ailleurs sont plus forts. C’est d’ailleurs ce qui a rendu la disparition de Michael mythique, car il a disparu dans une région que les Occidentaux avaient du mal à pénétrer. Au bout du compte, mon livre traite plus des Asmat, de la culture complexe de ces chasseurs de têtes et de leur monde sacré en pleine mutation que de Michael.
Qu’est-ce qui vous a laissé penser que Michael Rockefeller ait pu être tué et mangé par les Asmat ? C’est un conte compliqué. Nous sommes partis d’une idée très simple : d’amples recherches ont été menées pour retrouver Michael Rockefeller, et des rapports avançant que sa disparition pourrait être liée à un raid du gouvernement effectué dans un village asmat quelques années auparavant ont été établis. J’ai pensé : si c’est vrai, alors mettons-nous en quête de tous les rapports gouvernementaux d’origine. Ce que nous avons fait : grâce à des rapports navals hollandais détaillant les recherches de Michael, puis grâce aux rapports du raid de 1957, nous avons pu vérifier des faits qui nous ont conduits peu à peu à des dates et des noms spécifiques. Au moment de visiter l’Asmat pour la première fois, j’ai pu m’en tenir à un plan. J’avais des noms à vérifier, et je savais de quoi je devais faire parler les gens que je rencontrais. J’ai vécu avec les fils des hommes mentionnés dans les rapports comme étant responsables du meurtre de Michael. C’est en récoltant des informations sur l’histoire du village d’Otsjanep et en apprenant qui étaient les hommes tués par les Hollandais en 1957 que j’ai pu tirer des conclusions sur le sort de Michael.
Qu’est-ce que cette histoire dit de notre monde ? En quoi illustre-t-elle un clash des civilisations ? Cette histoire est un voyage au plus profond d’un monde puissant et sacré, qui est très difficile d’accès pour nous Occidentaux et dans lequel évoluent des gens isolés et complexes. D’une certaine manière, cette histoire illustre notre difficulté à comprendre les Asmat et leur cosmologie, voire notre échec à prendre le temps d’essayer de les comprendre. Pour connaître un peuple, il faut aller au plus profond des choses et s’armer de patience.
Qu’est-ce que les Asmat en pensent aujourd’hui ? Aujourd’hui, les Asmat se disent catholiques, mais ils continuent de vivre dans un monde d’esprits qui nous échappent. Les villageois d’Otsjanep craignent toujours la puissance qui se dégage de l’histoire de Michael et refusent d’en parler. Ils éludent la question. Ce qui nous ramène à l’idée qu’il est nécessaire de connaître le contexte politique, culturel et sacré de l’Asmat pour comprendre l’histoire de Michael.
Et les Rockefeller, ont-ils lu le livre ? Malgré tous mes efforts pour contacter Mary Rockefeller – la sœur jumelle de Michael –, elle a refusé de me parler, comme tous les membres de la famille Rockefeller. Ceux-ci maintiennent publiquement que Michael s’est perdu en mer, bien qu’ils sachent que le gouvernement hollandais leur a dissimulé certaines informations.
Comment décririez-vous Le Destin funeste de Michael Rockefeller ? Comme un roman à énigmes, un livre de « narrative nonfiction », un polar ? C’est un peu tout ça à la fois, c’est un voyage dans ce qui nous apparaît comme un monde étrange, un monde sacré de chasses aux têtes, de cannibalisme, d’esprits et de forces invisibles, un marais de plusieurs milliers de mètres carrés. Et c’est le récit d’un clash entre un représentant de la famille la plus influente au monde et des guerriers illettrés qui, dans un accès de violence, ont réaffirmé leur force par un acte essentiel, le plus littéral qui soit : manger Michael Rockefeller. En tant qu’auteur, je suis contraint de raconter une histoire, de préférence excitante, mais aussi de débusquer une vérité. Je dois donc comprendre substantiellement des lieux et des cultures pourtant éloignés de moi et de mes lecteurs.