Photographies © Valentine Gay – éditions Globe
Lorsque j’ai découvert le livre de Barnaby Martin en 2013, Ai Weiwei était assigné à résidence à Pékin. Libéré sous caution en 2011 après quatre-vingt-un jours d’enfermement, il ne pouvait parler ni aux journalistes ni à la communauté des dissidents, et devait obtenir l’autorisation de ses gardiens chaque fois qu’il souhaitait se déplacer. Ce n’était pas la liberté qu’il espérait mais c’était, j’allais le découvrir dans le livre, nettement mieux que ce qu’il avait enduré en détention.
Ai Weiwei risquait donc de retourner en prison simplement parce qu’il recevait Barnaby Martin et lui racontait sa captivité. Vous imaginez alors mon enthousiasme lorsque je mis la main sur le précieux document. Peu de livres ont paru sur le cas Ai Weiwei. Il existe un recueil d’entretiens menés par le commissaire d’exposition Hans-Ulrich Obrist, dans lequel les deux hommes discutent d’art et de liberté. Mais rien sur la vie d’Ai Weiwei. Rien sur son enfance. Rien sur les drames qui ont émaillé l’histoire de sa famille. Rien sur le huis clos avec ses gardiens pendant sa captivité. Rien sur son activisme radical. Rien sur la situation en Chine. Rien sur la première génération d’artistes de la période postmaoïste sortis de l’ombre après la Révolution culturelle.
On savait qu’Ai Weiwei multipliait les expositions dans le monde, qu’il communiquait via Skype, Instagram, Twitter et son blog ; bref, qu’il était le roi de la contestation 2.0, mais, finalement, de notre point de vue occidental, comprenait-on pourquoi le gouvernement chinois s’en prenait à un artiste conceptuel qui étalait des graines de tournesol dans un musée ?
Vu la situation dans laquelle se trouvait Ai Weiwei lorsque je décidai de publier ce récit, je ne comptais pas sur lui pour nous décrire le climat dans lequel s’étaient déroulés les entretiens. De toute façon, le livre se passait de commentaire ! Mais c’était bien avant qu’Ai Weiwei récupère son passeport (juillet 2015), bien avant qu’il expose à la Royal Academy de Londres et au Bon Marché à Paris, où je fis sa connaissance ainsi que celle de son ami Wang Keping que Marie Holzman allait me présenter et qui écrirait la préface à l’édition française du livre de Barnaby Martin (janvier 2016). À l’époque, il n’était pas encore question de la crise des réfugiés et Ai Weiwei ne s’était pas installé à Lesbos pour « créer des œuvres en lien avec la crise et susciter une prise de conscience ». À l’époque, sauf à lire le livre de Barnaby Martin, on ne mesurait pas à quel point l’engagement politique était caractéristique de son travail. C’est ce qu’Ai Weiwei a voulu nous montrer en nous invitant à le rejoindre à Lesbos, où il tourne un film sur les migrants. Même libre de ses mouvements, il continue à contester les pouvoirs établis et à se placer du côté des révoltés, s’appliquant à dénoncer ici « la crise de l’humanité qui se joue aux portes de l’Europe ».
Barnaby Martin raconte dans son livre que les dirigeants chinois ont sans doute été si leurrés par son image à la Marcel Duchamp, malicieuse et clownesque, qu’ils n’ont pas perçu les intentions nettement moins drolatiques qui animent ce personnage ayant pour projet de changer la Chine. À Lesbos, il apparaît clairement qu’Ai Weiwei ne se cantonne plus à son pays où il a déjà réalisé de nombreux documentaires, notamment sur les enfants disparus sous les décombres des écoles qui se sont effondrées lors du tremblement de terre au Sichuan. « Je me suis toujours intéressé à ce qui se passait dans le monde – surtout grâce à Internet – et je pense que les gouvernements […] concentrent trop de pouvoir et ne sont pas en phase avec la réalité. »
Je trouve soudain qu’il y a quelque chose de Michael Moore chez ce grand artiste exposé dans les plus beaux musées. (D’ailleurs, Ai Weiwei admet avoir beaucoup d’admiration pour les films de l’Américain.) Et quid d’Edward Snowden, ou de Julian Assange ? « Vous savez, en comparaison de ce que vit Assange, ce que j’ai vécu, ce n’est rien. Quatre-vingt-un jours de prison, ce n’est pas grand-chose, même si j’ai cru mourir. Assange, lui, ne sait pas quand il sortira. Il est coincé dans une minuscule ambassade. Nous sommes très nombreux à vouloir nous dresser contre le pouvoir. Seulement, nous sommes peu à avoir trouvé un langage nous permettant de remettre en question la réalité. Et nous sommes encore moins nombreux à être prêts à en payer le prix. »
Je comprends alors combien le livre de Barnaby Martin fut important pour Ai Weiwei : « J’avais pris d’énormes risques en acceptant de recevoir Martin. J’avais signé tout un tas de papiers en sortant de prison promettant de ne pas parler aux journalistes. Je risquais d’y retourner illico. Mais il fallait le faire. »
Barnaby Martin définit Ai Weiwei comme « un démiurge de l’activisme radical ». On est d’accord. Parti d’une grotte dans le désert de Gobi, il est devenu un artiste et un activiste respecté dans le monde entier – même si les plus cyniques aiment rappeler qu’il est le fils d’un proche de Mao, un descendant direct de l’aristocratie rouge, certes, mais qui a très tôt subi les foudres du gouvernement et s’est retrouvé au fin fond du Far West chinois à nettoyer des latrines. D’ailleurs, à la fin du livre, Ai Weiwei est le premier à modérer. Je vous raconte la scène. Ai Weiwei est dans son atelier avec Barnaby Martin. Ils parlent depuis plusieurs heures déjà. Soudain, Lu Qing frappe à la porte. Elle entre accompagnée d’un vieillard « si vouté qu’il peut à peine marcher ». Ai Weiwei s’incline respectueusement, accompagne son aîné vers un fauteuil confortable et discute avec lui quelques minutes. Le vieil homme est un ami du père d’Ai Weiwei, Ai Quing, l’un des plus grands poètes chinois, une sorte de Maïakovski.
— Combien de temps es-tu resté enfermé ? demande-t-il à Ai Weiwei.
— Quatre-vingt-un jours, lui répond l’artiste.
— Ah, ce n’est rien, ça ! Une pacotille. Inutile d’en faire toute une histoire. Moi, j’y ai passé des années. C’était ainsi, dans le temps : on y allait tous pour des années. Oublie tout ça, va !
— Valentine Gay