Photo © Bob Adelman.
Bob Adelman est une sommité du photojournalisme : il a couvert les mouvements antimilitaristes et est connu dans le monde entier aussi bien pour son travail sur les droits civiques que pour avoir suivi de près l’explosion du pop art. Sa longue et prestigieuse carrière l’a conduit à être aujourd’hui consultant pour le département photographique de la bibliothèque du Congrès à Washington. Il a fréquenté et photographié de nombreuses personnalités dont Andy Warhol, entre 1964 et 1965. Interviewé par Victor Bockris en novembre 2015, il revient sur la photographie de couverture de Warhol. La biographie, publié aux éditions Globe.
Bob, est-ce que tu te souviens du moment précis où tu as pris la photo qui figure en couverture de Warhol. La biographie ?
J’ai commencé à photographier Andy en 1964, après avoir découvert ses peintures de boîtes de soupe. Elles m’avaient frappé – je les voyais comme l’expression d’une vision très perspicace du modèle américain. Une part si grande de notre vie d’alors était déjà standardisée et mécanisée… Je n’aurais pas pris la peine de photographier Warhol si je n’estimais pas qu’il était en train d’élaborer une œuvre d’une importance capitale.
Enfin voilà : un jour, Andy et moi marchions dans New York, entre la 47e Rue et la Deuxième Avenue, où se trouvait la Silver Factory. J’ai dit : « Andy, pourquoi est-ce qu’on rentrerait pas dans ce supermarché Gristedes, et je te photographierais à côté des trucs que tu préfères ? » Il a trouvé mon idée top. On est entrés dans le magasin, qui n’était pas très glamour – plutôt du genre bodega, petite épicerie éclairée par une lumière criarde. Un endroit sinistre, quoi… Pourtant, Andy se baladait dans les rayons, et n’arrêtait pas de dire en passant devant toutes ces boîtes de conserve : « Ce que c’est beau ! » J’ai d’abord cru qu’il me faisait marcher, comme aurait pu le faire Bob Dylan.
Et puis, à une autre occasion, je lui ai parlé de la fois où j’avais photographié le collectionneur d’art Robert Scull chez lui, devant ses œuvres pop. Là-bas, un tableau de boîte de soupe très émouvant avait attiré mon attention. Andy m’a demandé : « Mais de quoi tu parles ? » J’ai répondu : « D’un tableau d’une boîte de soupe dont l’étiquette se détachait un peu. C’était vraiment touchant. » Et Andy m’a sorti : « Oh, ça… c’était un raté. » À mon avis, Andy trouvait que les boîtes de soupe étaient très belles, et il voulait leur rendre hommage. J’ai déduit de sa remarque qu’il était un avatar du consumérisme.
Je me souviens de cette déclaration de Walter Benjamin, qui affirmait que les artistes du futur seraient des ouvriers, qu’ils auraient recours à des moyens mécaniques pour faire de l’art. Andy était justement le seul artiste pop à utiliser des moyens mécaniques. Je pense que dans la course à l’histoire, la révolution culturelle initiée par la contre-culture sera renommée « L’Ère de Warhol ».
Le portrait que tu as fait de Warhol dans ce supermarché est l’une des plus belles photographies jamais prises de lui.
J’ai capturé Andy dans ce qu’il avait d’humain, avant qu’il s’impose comme l’artiste le plus célèbre au monde et que son nom soit connu de tous. Andy n’était pas aussi célèbre qu’il l’est aujourd’hui, et il ne se cachait pas encore derrière un masque…