GLOBE : Pour nous, Européens, votre enquête fait froid dans le dos. Il y a bien ici des travailleurs qui dorment dans leur voiture et des saisonniers exploités, mais ce n’est pas encore un phénomène de masse. Que pensez-vous de l’évolution du monde du travail, de la dégringolade du prix de la main-d’oeuvre, de l’ « ubérisation » et de son nouveau prolétariat ?
Jessica Bruder : Notre filet de protection sociale est tellement effiloché que les Américains passent au travers à un rythme alarmant – et pas seulement les « sans adresse » que j’ai suivis pour Nomadland. En mai 2018, j’ai écrit pour le New York Magazine un article sur un chauffeur de taxi, Doug Schifter, qui s’est tué d’un coup de fusil de chasse devant l’hôtel de ville pour attirer l’attention sur la chute des salaires. Il voulait que tout le monde sache à quel point la vie des chauffeurs de taxi est devenue difficile depuis qu’Uber et d’autres applications de transports ont inondé le marché avec leurs prix cassés, profitant de l’incapacité des législateurs à les réglementer.
On a cru un moment que la mort de Schifter mettrait le feu aux poudres. Les militants syndicaux l’ont comparé à Tarek el-Tayeb Mohamed Bouazizi, le marchand de fruits tunisien dont l’auto-immolation a déclenché le Printemps arabe. Mais il ne s’est quasiment rien passé. Depuis le suicide de Schifter, cinq autres chauffeurs de taxi se sont suicidés à New York en raison de difficultés économiques. Mais ces décès ne retiennent plus beaucoup l’attention. Le public est anesthésié, les médias sont passés à autre chose. Je pense que ce qui se passe en Amérique en ce moment devrait être une sonnette d’alarme pour le reste du monde.
G. : Nous bénéficions encore en France d’un système de Sécurité sociale bâti en 1945 par un ministre communiste, Ambroise Croizat, et par le Comité national de la Résistance (CNR) dont le programme s’intitulait « Les Jours heureux ». Le programme de Donald Trump devrait-il s’appeler, selon vous, « Les Jours malheureux » ?
J. B. : Trump est un escroc, un bigot, un tyran et un égocentrique. Sa politique est une projection à grande échelle de sa personnalité. Vous pouvez l’entendre à chaque fois qu’il scande « America First ! » Mais bien que Trump soit un désastre absolu pour l’Amérique, certains des problèmes les plus insolubles de notre pays datent de bien avant le gouvernement actuel. Il y a un triste domaine où l’Amérique est la « first » depuis longtemps : nous sommes le premier des pays hautement développés en matière d’inégalité économique. Dans une grande entreprise américaine, le P-DG moyen gagne 271 fois le salaire d’un travailleur moyen. Cet écart s’est drastiquement creusé. En 1965, le rapport n’était que de 20 pour 1.
Parallèlement, l’Amérique a longtemps compté sur les employeurs pour fournir l’essentiel des soins de santé, de l’assurance retraite et d’autres avantages aux travailleurs. Cependant, ces dernières années, les entreprises ont mis au point de nouvelles stratégies pour reclasser les salariés en « entrepreneurs indépendants », leur supprimant du même coup ces avantages. Cela a rendu notre absence de filet de sécurité sociale cruellement douloureuse. J’en ai vu les conséquences à travers toute l’Amérique pendant que je travaillais sur Nomadland. Et il me paraît important de mentionner que l’ensemble du livre a été rédigé sous la présidence d’Obama, avant même que la Trumpocalypse ne commence.
Je pense que les Américains prennent progressivement conscience des ravages du capitalisme actuel. Nous avons beaucoup à apprendre des pays dont les sociétés sont plus égalitaires. Mais déjà, le socialisme – longtemps considéré comme un gros mot dans ce pays – attire une nouvelle génération de partisans au fur et à mesure de l’évolution des mentalités. Les Millennials s’y intéressent. Et je pense que leurs aînés aussi, même s’ils ne veulent pas en parler ouvertement. Regardez comme l’Affordable Care Act (loi sur les soins abordables), autrefois si controversé, est devenu populaire… une fois que les électeurs se sont rendu compte que Trump pourrait bien l’abroger ! Les soins de santé ont été l’un des sujets centraux de nos récentes élections de mi-mandat – et une des raisons pour lesquelles les démocrates ont repris le contrôle de la Chambre des représentants.
G. : Les héros de votre enquête sont extraordinairement attachants. Ils sont drôles, généreux, intelligents, d’un courage sans faille. Mais font « contre mauvaise fortune bon coeur » plutôt que de s’organiser et de mettre leurs qualités au service d’un mouvement de révolte, de boycott, voire de révolution. Ils trouvent, à un problème collectif, des solutions individuelles. La politique est-elle morte en Amérique ? Leur attitude compose-t-elle, au contraire, une nouvelle façon de faire de la politique ?
J. B. : Beaucoup des gens que j’ai rencontrés alors que je voyageais pour Nomadland vivaient dans des conditions si précaires que tous les projets au long cours – politiques ou autres – leur semblaient inenvisageables. Ils n’imaginaient pas pouvoir changer quoi que ce soit à leur vie par le biais de la politique. Ils vivaient au jour le jour. Bien souvent, ils avaient développé une sorte de zénitude forcée face à la malchance. Certains avaient quasiment renoncé au système – ou, plus exactement, en avaient été si souvent rejetés qu’ils avaient fini par abandonner. D’autres ne voulaient pas être vus comme des « râleurs » ou des « pleurnicheurs » dans une culture qui porte aux nues l’illusion d’autosuffisance et impute la pauvreté à la paresse individuelle – alors que ce sont les politiques axées sur le marché qui ont créé cette inégalité généralisée des revenus. Et la honte, malheureusement, est un excellent moyen de faire taire les gens.
Au-delà de ça, les gens qui vivent de façon nomade se heurtent à des obstacles supplémentaires quand ils veulent participer à la vie politique américaine. De nombreux États exigent que les électeurs votent localement, ce qui est compliqué quand on voyage sans cesse.
La politique n’est pas morte en Amérique. Mais elle est compliquée et frustrante, comme elle l’a toujours été. Dans Nomadland, je mentionne l’auteur James Rorty, qui a erré à travers l’Amérique pendant la Grande Dépression, parlant à des gens qui cherchaient du travail sur la route. Beaucoup étaient indéfectiblement joyeux, ce qui le frustrait au-delà de tout. Dans son livre de 1936 intitulé Where Life Is Better, il écrit : « Je n’ai rien rencontré en 15 000 kilomètres de voyage qui me dégoûte et me consterne autant que cette addiction américaine à la méthode Coué. »
Je ne suis pas aussi cynique que Rorty. Mais je suis d’accord avec lui pour dire qu’il existe un puissant courant de psychologie positive dans ce pays – cette idée optimiste qui veut que si vous vous ne lâchez rien, de meilleurs jours viendront. C’est très beau quand ça motive les gens à se dépasser pour atteindre leurs objectifs, mais ça a aussi un côté très sombre, et déchirant. Toute la responsabilité repose sur les épaules de l’individu, on oublie de prendre du recul pour voir la situation dans son ensemble, de considérer le rôle de la communauté. Quand les gens ne peuvent pas réaliser leurs rêves parce que le système est truqué, et qu’on les conditionne à penser que l’échec est entièrement leur faute, qu’il faut en avoir honte… on les condamne à battre en retraite. En tant que système de croyance, la psychologie positive peut exercer un contrôle effrayant sur la société. Mais est-ce nouveau ? Non. Nous avons déjà vu cela.
Propos recueillis par Sophie Chérer.
Photo : © D.R.